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Dans de vastes étendues désertes, de lourdes machines s'affairent à briser la roche, écraser ou forer le sol, ériger des montagnes, canaliser de l'eau, transformer des matériaux, trancher, malaxer, comprimer, broyer, recouvrir... À la suite de ces dispositifs mécaniques, des individus, mi-participants mi-observateurs, tantôt jaugent ces travaux titanesques et s'en étonnent, tantôt semblent y apporter leur concours. Que sont ces travaux ? Qui les ordonne ou les dirige ? En quel but ? Où sommes-nous ? Qui sont ces personnages masqués et étrangement accoutrés ? Quelles que soient leur nature ou leur statut, leur ambition paraît en tout cas atteindre son comble lorsque, face à un paysage nouveau radicalement façonné, placés au coeur de gigantesques artefacts, ils lèvent ensemble les bras et laissent éclater des cris de pur enthousiasme : « Waaaaa... »
Avec ces huit récits démiurgiques regroupés sous l'intitulé Travaux publics, Yûichi Yokoyama posait, en 2004, les fondations d'un monde qu'il allait par la suite s'attacher à décrire sans relâche, à travers de nombreux ouvrages, parmi lesquels Voyage, Jardin, Explorations, La Terre de glace, et plus récemment Plaza, tous publiés aux Éditions Matière. Cette nouvelle édition - augmentée de trois récits inédits et de photographies de paysages-chantiers prises par Yokoyama - célèbre 20 ans de Travaux publics. -
Les quatorze récits regroupés dans cette nouvelle édition de Combats répondent à un schéma narratif unique : un gang d'individus masqués et costumés entre par effraction dans un lieu, y affronte une autre bande de types masqués et costumés, puis s'en échappe. Il s'agit chaque fois de se rendre d'un point A vers un point B en occasionnant un maximum de casse et en défaisant un maximum d'adversaires, tandis qu'au plus haut de la forteresse ennemie, en son coeur le plus retiré et le plus dangereux, se tient un boss à neutraliser...
De ce synopsis de jeu vidéo d'arcade, Yûichi Yokoyama tire d'inlassables combinaisons de formes, enchaînements d'actions, inventions de situations et d'images. Dans des décors géométriques rendus hostiles par l'accumulation d'onomatopées agressives, ses personnages font feu de tout bois. Sabres, assiettes, couteaux, robinets, canons, fleurs en pot, roquettes ou livres sont indifféremment placés au service d'un intense déferlement d'actions sans affect, sans réalisme ni morale, dont il reste impossible de cerner les motivations. Prenant tour à tour l'allure de missions commando, d'expéditions punitive ou de guerres mafieuses, ces affrontements paraissent, à l'image de la bande dessinée qui les porte, venir de nulle part et vite s'y enfuir.
Vingt ans après sa première parution, cette réédition de Combats est augmentée de cinq récits inédits, d'un texte de présentation largement illustré, et d'un entretien avec l'auteur. -
Citéruine est une ville désolée, vidée de ses habitants, usée par le temps et l'abandon - guerre ? catastrophe ? génocide ? effondrement ? ... Elle est le reflet parallèle, le reste ou le cauchemar d'une ville possible, d'une grande ville étale sans centre ni périphérie, une mégalopole postindustrielle et surpeuplée, urbanisée à l'excès qui a ou qui a eu pour nom Citéville. L'une et l'autre cités ont été dessinées par Jérôme Dubois, toutes deux selon le même découpage, les mêmes cadrages, la même fatale temporalité.
Mais là où Citéville grouille de stupides turpitudes, s'alimente de ses déchets et assure la reproduction des monstres humains qui l'ont bâtie, Citéruine dresse ses abattis, laisse calmement miroiter son squelette sous les durs néons qui lui restent. S'étant débarrassée de ses occupants ou bien délaissée par eux, qu'importe, ayant en tout cas abandonné tout espoir, Citéruine a quitté son pauvre statut de décor.
Elle est désormais paysage, et paysage animé : ses contours et ses lieux reprennent le flambeau de la narration, rejouent la comédie urbaine pour eux seuls, et tournent dans la nuit, dévorés par le feu. Il a été confié aux éditions Cornélius de porter le destin de Citéville, tandis que les Editions Matière accueillent Citéruine. Les deux villes communiquent et se complètent en deux ouvrages distincts dont les lectures simultanées ou différées sont autant de perturbations d'un même espace par le temps et ses affres.
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Poussée par son « âme rêveuse », Maximilienne est montée en autostop à Paris.
Grâce à une petite annonce, elle trouve une place dans un atelier non loin de la Bastille, déjà partagé par Camille et Charlotte. Elle entend s'y consacrer à la bande dessinée. La vie est rude, le pain est cher. Mais très vite, au contact de ses compagnons, artistes exaltés et affranchis, Max découvre l'excitation intellectuelle et politique de la capitale. Comme Charlotte, Paris est en colère. Le peuple gronde. Les cahiers de doléance ne suffisent plus. Les BD de Diderot et Mirabeau sont has been. On parle de plus en plus d'un certain Marat. Au volant de sa Peugeot 204 ou de son Ami 6, on fume des clopes, on parle liberté de la presse, on se monte la tête. On fulmine. On n'en peut plus des petits marquis !
Un jour, la foule prend la Bastille. L'Assemblée nationale se constitue, Charlotte s'y engage : l'histoire est en marche, et ce ne sont pas quelques anachronismes qui l'empêcheront d'avancer...
Timide mais éprise de la liberté et de son art, Maximilienne est partagée entre le calme et la délicatesse du lumineux esthète Camille, et les élans lyriques, la généreuse et violente passion politique de la sombre Charlotte. Que faire ? Comment mener sa vie ? Son art ? Comment mener sa barque au milieu de ces troubles ? Comme le dit l'amie Olive, après tout « on vit une époque où tous les codes explosent. En bande dessinée aussi.
Je me trompe ? » -
Comme tirées d'un sommeil lourd, comme échappées d'une fable sans âge ou de l'album cartonné d'un enfant depuis longtemps sénile, quelques notes de musique s'élèvent à la façon d'un génie sorti d'une bouteille. Noires, croches, blanches s'envolent, se transforment, s'aplatissent, glissent, se transportent plus loin, plus loin réapparaissent et se métamorphosent encore. Sur leur passage, les objets inanimés s'activent, les êtres se sentent secoués d'un frisson, d'une sensation, de l'amorce d'une idée, d'une action.
Mais le temps d'esquisser un geste, la scie hélas s'esquive, déjà l'antienne passe à l'as. Faisant fi, faisant flûte du temps, les notes, en mille transcriptions imprévisibles, farandole de signes minuscules ou fumeroles charbonneuses, traversent librement les époques, les cases et les pages où les êtres comme les choses restent englués dans une sourde lourde mélancolie. La ritournelle passe, ses notes tantôt caressent des caboches, tantôt les traversent, les meuvent, les émeuvent, les enchante et tout aussitôt les quitte, les laisse à leur langueur. Dans ces espaces étanches où pas une parole ne s'échange, où aucun son ne vibre, vivement virevoltent les notes : elles se sont faufilées silencieuses par le combiné d'un téléphone, elles sortiront, gracieux gribouillis, d'un tuyau ou d'une conque. Dans ces volutes graphiques, à travers ces notations évanouies rien n'aura été communiqué, aucun secret trahi. Chut ! Qu'entends-je ?... L'écrit. -
Dans son précédent opus, Le Programme Immersion, Léo Quievreux avait laissé, en un lieu et un futur indéterminés, une poignée d'espions branchés à l'EP1 (Elephant Program One), machine expérimentale conçue pour fouiller, révéler, augmenter les souvenirs. Suite et fin de ce programme paranoïaque, Immersion s'ouvre sur le procès de Per Esperen, un haut cadre de l'Agence accusé d'avoir manipulé EP1 à ses propres fins.
A quoi bon un tel procès cependant, dès lors qu'Esperen, tout comme son adversaire, l'agent Le Chauve, restent hors de portée de la réalité, prisonniers de l'espace mental créé par leur connexion avec la machine ? Faisant le constat de leur impuissance, ayant manifestement perdu le contrôle du programme, les plus hautes autorités de l'Agence tentent de reprendre la main en connectant de nouveaux espions à l'EP1.
A charge pour l'agent 39,5 de suivre les traces du Chauve, à charge pour les agents Janet Crispel et Carl Jaeger de remonter jusqu'à Per Esperen.
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Dans un futur proche, une machine à explorer la mémoire fut l'objet d'une lutte entre deux agences de renseignement rivales. Après que de trop nombreux espions de valeur aient été perdus sans bénéfice probant dans l'espace virtuel du Programme Immersion, il fut décidé de passer celui-ci au « broyeur ». En théorie, presque rien ne subsiste de son contenu.
Dès lors, dans quel but Monica X, l'une des têtes de l'Agence, ordonne-t-elle l'exploration des décombres du sinistre Programme ? Quel enjeu la pousse à risquer la vie de ses propres enfants, Stanley et Alexander, dans cette mission à haut risque ? Pourquoi Monica X met-elle de la sorte ses pas dans ceux de son ex-chef véreux, Per Esperen ? Que reste-t-il vraiment du Programme Immersion, des agents disparus pour lui et en lui ? Que reste-t-il de leurs clones ? Que mijote Esperen depuis la villa sicilienne où il s'est retiré avec l'atroce créature qui lui tient lieu de compagne, et avec le fils qu'ils ont eu ensemble ?
Spécimens est le troisième volume de la série de Léo Quievreux amorcée par Le Programme Immersion et Immersion. À chaque épisode, à mesure que se densifient l'effroi et la noirceur, le récit autour duquel la machine resserre son étreinte exhale des bouffées paranoïaques de plus en plus épaisses.
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C'est la rentrée et le bahut est en émoi : une bande de nouveaux vient de débarquer ! Avec l'outrecuidance, l'aisance, la nonchalance d'une bordée de marins dans le port de Nantes, les petits mignons s'arrogent tous les droits et briguent les meilleures places dans la salle de cours (celles du fond où « chaque jour nous nous installions, chaque jour nous nous racontions ô combien nous nous aimions »). Les caïds populaires n'entendent pas céder le terrain aux querelleurs (puisque « c'est sous ces tables du fond que j'avais gravé ton nom »). Entre les deux bandes rivales s'engage une battle effrénée mais royale dont les armes sont l'éloquence, la sape, le chant, la prestance et les patins à roulette. Ce qui s'appelle être stylé. Avec Zboing zboing, Paul Descamps déroule une comédie musicale de rêve. Ses personnages sensuels, échevelés, charismatiques, toujours fringants, se livrent à de longues joutes psychédéliques parfumées d'amour courtois, funky, électrique. West Side story vénéneux et sexy trempé de manga et de glam rock, Zboing zboing est une bande dessinée montée sur ressorts et platform shoes, un fl
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Qui n'aimerait remonter le cours de sa vie pour « revenir du côté de chez Swann », comme le chanta si joliment Dave ? Retrouver son premier amour, naturellement. Mais pourquoi pas, également, le charcutier de l'avenue de Paris ?
C'est ce que propose sans ambages ni fausse pudeur Stéphane Trapier dans Les Saucisses de l'archiduchesse, premier fascicule d'une série qui promet de devenir culte, « La vie de mon père ». Le père en question, il est vrai, n'est pas n'importe qui. Les fidèles lecteurs de Fluide glacial le connaissent déjà pour l'autre série en bande dessinée dont il fut la vedette, « Giscard et ses amis ». Quant aux autres, ils l'ont croisé sans le savoir, s'engouffrant incognito dans sa Giscardmobile en compagnie de Giscarda, sur le parking de quelque centre E.Leclerc en région. Grand seigneur mythomane, philosophe terre-à-terre, trublion ténébreux, Giscard n'est jamais en reste d'une considération péremptoire ou d'une déclaration intempestive - qu'on en juge : « Il y a trop de photos de gosses, et absolument pas assez de photos de moi dans le grand album de la vie, c'est absurde. » Tout ça pour dire que Stéphane Trapier a un père comme on n'en fait plus, ou (peut-être plus exactement) que Stéphane Trapier a un père comme seuls quelques fils en fabriquent encore. Et que cette fabrique a pour nom tendresse et qu'elle se drape de nostalgie.
À noter : le dessinateur Jacques Floret est l'invité spécial de ce pulp collector à tirage limité. -
En 17 récits de longueur variable, au gré de mises en scènes qui sont autant de propositions d'installations, de sculptures, d'images et de concepts, Sammy Stein offre de déambuler dans des musées imaginaires («Le musée de la Tortue», «Archives du musée de cristal»), de visiter des collections rêvées («Visages du temps», «Multimonde»), rend hommage à un artiste obscur dont l'oeuvre a presque entièrement disparu («Salut Marcel»), convoque les souvenirs d'un lieu fictif et de ses artefacts («Galerie 128», «Retour vers le centre»), décrit une oeuvre impossible («Fireworks»), observe le processus de transformation d'une forme en une autre («Moving sculpture», «Camouflage», «Bye bye Dada»), et évoque même de fantastiques recettes de cuisine («Le grand restaurant», épisodes 1 et 2).
Avec une fantaisie à nulle autre pareille, Sammy Stein drape d'oripeaux en polyamide et viscose de vastes monuments mélancoliques, suggère sous des titres pleins d'emphase des oeuvres toutes de modestie... Aussi bien, Sammy Stein élabore puis détruit avec pudeur les memento mori d'un temps que personne n'a connu ni ne connaîtra. -
Dès son premier long métrage, À Bout de souffle (1960), Jean-Luc Godard se montre attentif à la bande dessinée, au roman-photo et à la publicité. Il s'empare de ces images populaires pour construire certaines séquences cinématographiques, y fait des allusions ou les cite dans ses films, mais surtout - de façon plus originale et plus méconnue - s'en empare hors écran. C'est ainsi qu'entre 1960 et 1968, Godard fait accompagner ses films, dans la presse, d'un important appareil promotionnel qui puise aux registres de la BD et du romanphoto.
Au-delà de leur aspect publicitaire, les bandes dessinées et les « romansfilms » conçus pour À Bout de souffle ou Alphaville participent à la fabrication de l'oeuvre. Le scénario imagé du Petit Soldat, paru dans Les Cahiers du cinéma, les romans-photos d'Une Femme est une femme et d'Une Femme mariée (conçu par son actrice Macha Méril) sont des prolongements du cinéma hors la salle :
Une extension de l'action de l'artiste à tout l'espace médiatique, qui repose sur l'affirmation de la séquence comme fondement de l'acte cinématographique - le moyen pour Godard d'exercer son art en « contrebandes ». Contrebandes Godard reproduit de nombreux documents restés inédits depuis les années 1960 et fait la part belle à plusieurs oeuvres dans leur intégralité. Ces documents sont présentés par Pierre Pinchon et Marie-Charlotte Calafat, historiens de l'art.
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Dans un futur proche mais indéterminé, « L'Agence » cherche à récupérer un prototype de la machine EP1 (Elephant Program One) dérobé par une jeune femme, Anna, pour le compte d'une agence rivale, la NAIA. De son côté, une organisation criminelle tente de doubler la NAIA par le biais d'un agent infidèle. Le boîtier EP1 n'est pas seulement l'enjeu de cet affrontement entre trois redoutables puissances puisque, couplé à un boîtier jumeau, il est aussi l'arme essentielle de cette lutte : le module ainsi constitué force, scrute, inspecte les souvenirs enfouis des agents branchés aux machines, moissonne de l'information mémorielle et dévoile des champs mentaux inexplorés. Per Esperen, un responsable technique de l'Agence qui supervise la recherche de l'EP1, contribue à brouiller un peu plus les pistes. Progressant sous un masque impassible, il agit en franc-tireur avec l'espoir de trouver refuge dans l'espace mental révélé par les machines.
De flash-back en fantasme, de rêve en souvenir, de glissement en faux raccord, toute certitude positive, tout repère se délite : Le Programme Immersion est un récit-piège où le lecteur se trouve, en tous sens du terme, captivé. Ayant hacké sa propre intrigue, le récit suit ses personnages dans leur néant, explore leurs relations autant qu'il les distord, fouille leurs consciences, et de loin en loin dysfonc-tionne, au gré d'amples oscillations paranoïaques.
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Plaza est un défilé de carnaval frénétique qui n'offre aucun moment de répit, qui jamais ne trahit aucune baisse de régime : sur une sorte de tapis roulant qui fait office de scène défilent de gauche à droite, a contrario du sens de lecture, les objets les plus hétéroclites, les assemblages et les acrobaties les plus grotesques, tandis que le public en contrebas, régulièrement rudoyé et même agressé physiquement, manifeste une ferveur croissante, une excitation qui confine à l'extase mystique.
Plaza est une fête dyonisiaque mécanique, un spectacle grandiose qui célèbre pêle-mêle les origines de l'univers, l'animisme, les dieux, les objets manufacturés, le dévouement, la célébration elle-même, le totalitarisme et la quatrième dimension. Plaza est une fantasmagorie visuelle à demi dissimulée derrière les lourdes onomatopées qu'engendrent son tumulte. Plaza est une cérémonie dédiée au mouvement, à la dynamique des formes et à la fantaisie, au chaos et à la création.
Plaza est un nouveau et joyeux manifeste de Yokoyama en faveur d'une bande dessinée libre.
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Noir. Blanc. Trames. Points. Machine. Traits. Règle. Mécanique. Axonométrie. Vue dessus. Vue face. Vue dos. Vue côté. Dessin. Technique. Action. Précision. Dessus. Dessous. Normographe. Éclat. Embardée. Collision. Extrusion. Rythme. Chaîne. Déroulement. Ruban. Pli. Devant. Derrière. Cadence. Machine. Rythme. Percussion. Métal. Noir. Ajustage. Parallèles. Graisse. Lignes. Géométrie. Espace. Fluides. Séquences. Bandes. Parallélisme. Dessin. Bandes. Dessin. Bandes. Dessin. Bandes. Dessin. Bandes. Dessin...
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Sous ses faux airs administratifs (couverture de méchant carton gris, gommette, étiquettes, code barre...), ce livre s'apparente à un dossier d'archives comme certains artistes aiment à en ponctuer leur carrière, à l'un de ces recueils de dessins voués à asseoir définitivement le génie de leur auteur auprès du grand public. Le fait est que Jacques Floret y a compilé - fichtre - pas moins de 600 dessins, et le tout avec une rigueur exemplaire. Ils sont pour la plupart extraits de carnets dans lesquels régulièrement Floret note des idées, fignole des croquis, tente des trucs, esquisse de drôles de compositions ou bien, plus difficilement comme on le sait, s'efforce de laisser librement courir une ligne sur la page. À y regarder plus attentivement, Le Grosso modo se distingue pourtant d'un simple recueil informel de dessins par les liens tissés de proche en proche entre les images. Sur le mode « Marabout, bout d'ficelle, selle de cheval, cheval de course, course à pied, pied-à-terre... », chaque image est enchaînée par le biais d'un détail, d'une qualité de trait ou d'un motif à l'image précédente, et s'accroche de même à celle qui suit : une thématique émerge, qui laisse bientôt, à la faveur de similitudes formelles, sa place à une autre qui laisse sa place à une autre qui, etc. De proche en proche, d'analogie en ressemblance, une suite séquentielle se forme, un fil se dévide qui reviendra former à l'autre bout de la lecture, grosso modo, une pelote qu'il faudra dérouler de nouveau. À noter : les dessins de Jacques Floret ont pour préface un récit de fiction concocté par le déjà fameux Frédéric Ciriez.
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Trois personnages - hommes ? Robots ? Extraterrestres ? Mutants ? - en cherchent un quatrième dans un pays de glace et de neige. Leur enquête les conduit à rencontrer d'autres personnages - hommes ? Robots ? Extraterrestres ? Mutants ? - aux moeurs étranges et aux goûts violents. Ce nouveau volume très attendu de Yokoyama est présenté par son auteur comme une suite possible de La Salle de la mappemonde. On retrouve en effet de l'un à l'autre quelques protagonistes qui pourraient nous être familiers s'ils n'étaient si taciturnes et la même ambiance sombre, une atmosphère épaisse de violence latente, de crime dissimulé sous la glace. Comme dans La Salle de la mappemonde, le dessin énergique, saturé, presque frénétique de Yokoyama établit une tension inouïe avec l'attitude distanciée et le calme apparent des protagonistes. Il n'est pas indifférent que la figure emblématique, presque totémique, de ce récit soit le requin...
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« Et si je faisais seulement ce qui me plaît le plus en bande dessinée : composer des espaces ? » Concevant Loto à partir de cette réflexion, autrement dit créant librement une oeuvre libre, Alexis Beauclair s'est détaché des pesanteurs du medium (personnages, sujet, histoire : tout l'attirail anecdotique...) pour en explorer la face intime, l'infrastructure, la logique, les lois physiques, matérielles. En douze courts chapitres, Loto décrit avec minutie une série d'actions mettant en scène cercles, carrés, angles dans un univers géométrique, presque typographique. Ces actions minimes mais concrètes (tomber, franchir un obstacle, rouler...) qui ne sont pas sans rappeler l'univers du slapstick - au premier rang duquel les films de Buster Keaton -, se livrent au langage de la bande dessinée autant qu'elles l'explorent et le mettent au jour. Analytique, rétinien, obsessionnel, prégnant, palpitant, Loto déploie des récits aussi excitants pour l'intelligence que passionnants pour les sens. Observant avec souplesse les mouvements intimes du médium, sa mécanique fluide, observant la mobilité advenir et s'épanouir dans un environnement fixe, Loto est en fait un livre d'une sensualité folle.
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Par une brèche dans un mur, une foule de plusieurs centaines de personnes pénètre dans le jardin et découvre peu à peu ce vaste territoire interdit constitué d'une succession de paysages artificiels animés de mouvements automatisés. Le jardin est un décor désert, habité uniquement de dispositifs mécaniques, de cliquetis, de chocs et de grincements, un lieu sans orientation ni logique qui paraît généré au fur et à mesure de la curiosité qu'il suscite.
Un lieu probablement sans fin, voué à l'inouï, à l'extraordinaire, à l'invention...
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À Tokyo, les buildings sont des sexes en érection tendus vers un ciel où volent des avions-bites. Hommes et femmes ont une tête en forme de gland et partouzent tard dans la nuit après la journée de bureau. C'est comme ça. Dans les bains publics mixtes, les gars trompent l'ennui en enfilant des perles... dans le vagin de leur fiancée.
Les filles au pair délaissent bébés et tâches ménagères pour se livrer entre elles aux actes les plus crus. C'est comme ça. Chinkoman, l'« homme-bite », se sert de son organe démesuré pour imposer violemment sa loi phallique. C'est comme ça !
C'est comme ça ! C'est comme ça : la société décrite dans ces neuf histoires courtes par Jirô Ishikawa est placée sous le signe du phallus-roi, de la pulsion sexuelle, du narcissisme, de l'obsession libidineuse. C'est la société des jouisseurs, des satisfaits névrosés, la société des têtes de noeud. D'un trait élégant capable d'épouser tous les registres, du minimal au psychédélique en passant par les codes du gekiga, Jirô Ishikawa, mangaka virtuose et paria, décrit ce monde tel qu'il le voit, tel qu'il le rêve ou, plus sûrement, le craint. Presqu'inconnu en son pays, Ishikawa est l'auteur décadent, délirant, déphasé que personne n'osait attendre. Il est là, c'est comme ça désormais.
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Ouvrir Tarzan contre la vie chère, c'est retrouver les scènes initiatiques du cinéma du dimanche soir : les cow-boys et les Indiens, les capes et les épées, les bals et les perruques, la flibuste, les baisers, la sauvagerie, les corps à corps, l'héroïsme, la trahison, le crime. mais les retrouver comme suspendus par le dessin, figés hors de leur temps, irrémédiable-ment arrachées à notre enfance. Car ni les cow-boys, ni les marquises, ni les centurions ne parlent plus la langue, si niaise et si profonde de jadis. Que leur est-il arrivé ? Ont-ils regardé la télé à leur tour ? Ont-ils fréquen-té en cachette la machine à café du bureau ? Ont-ils lu 20 Minutes avant d'enfiler leur costume ? Comment expliquer leur soudaine préoccupation pour les RTT, le mariage pour tous et le bilan carbone ?
Il faut se rendre à l'évidence, Stéphane Trapier a tenté ici le reboot ul-time : faire parler aux héros d'autrefois le langage de notre époque ; les dialectes médiatiques, politiques, publicitaires qu'il excelle à capter et à restituer. Chez Trapier, les héros ne sont jamais fatigués de bavarder.
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On savait les personnages créés par Yûichi Yokoyama enclins à la déambulation (Voyage) et à la découverte (Jardin). Dans ce nouveau volume, ils abordent des contrées plus désertes et plus sauvages qu'à l'accoutumée qui les conduisent à se muer en explorateurs. Confrontés à de vastes paysages naturels et inhabités, nos aventuriers, tantôt solitaires, tantôt réunis en petits groupes, déploient des dispositifs d'exploration et d'observation diversement sophistiqués. Un missile-appareil photo, un rondin de bois aménagé en embarcation, une tente canadienne conditionnée en tube à l'instar d'une pâte dentifrice sont quelques unes des inventions mises en oeuvre pour assouvir leur commune passion : voir, voir, voir...
Explorations est un recueil de 3 brefs récits, dans la veine de Travaux publics et de Combats. Ainsi Yokoyama met-il encore une fois (brillamment) en scène son principal leitmotiv, qu'il s'agisse d'obtenir une série d'instantanés photographiques prise à 400 km/h au ras des pâquerettes, qu'il s'agisse d'observer les phases changeantes d'un déluge ou de se trouver au beau milieu du passage d'un troupeau d'antilopes au galop, il s'agit toujours de voir, contempler et décrire.
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Quelques Miettes à géométrie variable est la description d'un gigantesque dispositif mécanique. Un dispositif sûr et précis inscrit dans un paysage désert, et qui ne semble nécessiter l'intervention de quiconque : aucun personnage, aucun être vivant identifiable n'y apparaît. On pourrait coller à la va-vite l'étiquette « abstraite » sur cette bande dessinée. Pointer de la sorte ce dont elle s'abstrait effectivement (intrigue, personnages, dialogues, sens, message...) serait cependant passer à côté du concret que, par ce biais, l'oeuvre intensifie : dessin, composition, rythme, découpage, narration... ce qui fait l'essentiel de la BD en somme. Resserrée, minimale, Quelques Miettes à géométrie variable est d'autant plus résolument une BD d'action, de pure action. Une BD où se noue une série de tensions complexes entre organicité et géométrie, entre mouvement et fixité, paysage et architecture, formation et effondrement, verticalité et horizontalité, noir et blanc, points, lignes, plans, regard, lecture, sensations, intelligence, émotions. Une BD. Une pure BD. En guise de postface, Quelques Miettes à géométrie variable est suivi de Gorgocycle, bref récit de 15 pages dessiné au moyen d'un logiciel 3D.
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La trame de cet opus de Yûichi Yokoyama est aussi linéaire qu'elle est claire : Voyage est la longue, et silencieuse, et cristalline description d'un périple ferroviaire entrepris par trois hommes. Le sujet embrassé par Yokoyama est moins ce trajet en train pourtant (les distances franchies, le territoire parcouru...) qu'un trajet dans le train. Un voyage dans le voyage.
Sitôt le train parti, en effet, les personnages entreprennent de traverser le convoi. Les personnages sont alors confrontés à l'architecture, à l'aménagement de la machine. Ils sont confrontés par-dessus tout aux regards et aux corps des autres passagers : dans le train on s'observe, on se croise, on se regarde passer, on se gêne, on se rencontre parfois. Si bien que ce Voyage consiste d'abord, consiste avant tout à traverser des visages. Succession de portraits avec à la fin peut-être, tout au bout, mais tout au bout seulement, la promesse d'une ouverture, d'un paysage.
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Des oeuvres minimales offertes par la bande dessinée contemporaine, Untitled (comic book) est sans conteste l'une des propositions les plus radicales et les plus généreuses. En prenant pour point de départ une grille de composition de bande dessinée (empruntée à Black Hole de Charles Burns) colorée à la façon d'un tableau de Piet Mondrian, et y introduisant un jeu de lignes presque enfantin, Frédérique Rusch génère une illusion de perspective qui bientôt autorise ses surfaces colorées à se retirer progressivement vers le fond de la page.
Par ce simple mouvement de recul dont résulte une lente disparition, un modeste effacement, Untitled (comic book) passe de la couleur au monochrome blanc mais surtout crée son propre temps et son propre espace, autrement dit crée un récit - non dénué d'humour et de suspense. Untitled (comic book) a été initialement publié en 2013 par les Editions du livre. Epuisé depuis plusieurs années, cette réédition le rend enfin de nouveau disponible.