Vice, maladie de l'âme et du corps, simple défaillance humaine, état de crise ou usure lancinante, l'acédie est un concept et une réalité de la vie monastique polysémique isotopant et axiologique, tant il génère de sens, induit un vocabulaire touffu et se comprend comme un malheur de tout l'être minant la paix du cloître et de la cellule.
Insaisissable, l'akèdia définie pour la première fois par Évagre le Pontique (IVe s) comme " le démon de la méridiène " , " le démon de midi " de l'anachorète, échappe à la glose de la plupart des dictionnaires et des commentateurs qui l'ignorent bien souvent sous cette forme lexicale pour lui préférer les termes plus appropriés de " manque d'ardeur, dégoût, ennui, tiédeur, torpeur, paresse, mélancolie " ou lui associer des co-occurrents qui viennent en revitaliser le sens, tel Cassien (IVe-Ve s) qui fait de l'acédie le sixième vice de son octonaire, emprunté à Évagre le Pontique, précédé par la tristesse.
Ce dernier terme auquel on relie souvent l'acédie pour éclairer son sens demeuré énigmatique, quand on ne réduit pas purement et simplement son contenu à la tristesse, comme le fera Grégoire le Grand (VIe-VIIe s.), indique que sur l'échelle de la perfection monastique, où se gravissent pas à pas les degrés des vertus, l'acédie surgit comme une atteinte à la fidélité à la vocation et à la ferveur de la prière qui a pour conséquence la distraction de l'esprit, la morosité et le désir de fuir le cloître, la cellule.
Entre la lettre qu'adresse saint Bruno à son ami Raoul le Verd, entre 1096 et 1101, pour l'attirer au désert et Silence cartusien de Dom Augustin Guillerand, il s'est écoulé neuf siècles.
L'homme du Moyen Age et l'homme du XXe siècle se sont rencontrés par-delà les générations dans une même unité d'esprit faite de solitude, de silence et de purification intérieure. Leur prière a rejoint celle de leurs frères et soeurs aux noms dispersés ou perdus dans la mémoire collective : les trois Guigues, Marguerite d'Oingt, Denys le Chartreux, Ludolphe de Saxe, Lansperge, etc. Une famille spirituelle a tissé le manteau de sa vie en Dieu avec quelques principes forts maintenus par une observance rigoureuse des Coutumes érigées au XIIe siècle et par des écrits lumineux et profonds inscrits dans une sensibilité dépourvue d'intellectualisme où l'union à Dieu est l'unique nécessaire.
Les larmes, la nourriture, le silence découvre les premières intuitions de la spiritualité des Chartreux et leur écho chez les auteurs de la maturité de l'Ordre. Le tracé suivi dégage l'unité entre les lignes de force dessinées par les voies de la purification, de l'oraison et du désir de Dieu que reflète le don des larmes, par celle du goût de Dieu dans la rencontre de sa Parole, nourriture quotidienne du moine, et enfin par celle du dépouillement dans le creuset du silence et de la solitude.
Le jardin appartient à l'architecture monastique comme le cloître, l'herbarium clairement dessiné dans le plan du monastère de Saint-GaIl où s'alignent sagement les simples cultivés par la tradition monastique pour les remèdes et le vinum bonum qui revigore le coeur et l'esprit.
En chartreuse le jardin, s'il est celui des légumes et des simples dont s'occupent les frères convers pour la nourriture et le soin des moines, il est aussi et avant tout celui de la cellule où le père chartreux s'exerce à l'humble travail des mains et à l'exercice du corps afin d'assurer l'équilibre de la vie. Ici rien de grandiose, mais bien souvent quelques campanules maigres qui s'étirent au gré des saisons et de l'attention du solitaire dont le jardin est tout intérieur et spirituel comme en témoignent les textes.
Au XVIIIe siècle, la Chartreuse de Paris dont le parc du Luxembourg garde la mémoire horticole offre l'exceptionnelle ressource d'un verger, aux fruits variés et réputés grâce à l'inventivité des moines.
Ce sont ces quelques aspects du jardin d'herbes, de fruits et d'âme dans la tradition monastique et cartusienne, qui sont présentés dans ce livre.
"À la mort de saint Bruno le 6 octobre 1106, les Titres funèbres où sont recueillis les éloges du défunt soulignent sa maîtrise dans l'art du commentaire exégétique, sa rigueur dans l'observance monastique et son attachement au Christ dont il épousa la pauvreté, selon le titre 55 : « Il méprisa tout et, pauvre, il adhéra au Christ » (métropole de Reims, PL 152, col. 571). Guigues Ier, cinquième prieur de Chartreuse et législateur de l'Ordre, montra les mêmes dispositions à suivre le Christ et ses Méditations en rendent compte dans une formulation ramassée qui frappe par la radicalité du regard posé sur la Croix : « Sans éclat ni beauté, et clouée à la Croix, ainsi doit être adorée la Vérité » (SC 308, Paris, 1983, p. 105). L'adhésion au Christ est un présupposé général de l'amour de Dieu caractéristique du monachisme depuis les origines, mais, dans l'Ordre chartreux, cet aspect de la christologie prend une intensité particulière liée à la solitude et à la vocation de pénitence, ainsi que l'énonce Guigues Ier dans ses Coutumes, au chapitre consacré au novice (SC 313, Paris, 1984, chap. 22, p. 213). Dès lors, il est évident que la figure du Christ en parallèle à celle de Marie - dont la vénération fut liée à l'influence de saint Bernard sur les chartreux - a marqué les pratiques et enrichi les écrits cartusiens d'un nombre considérable de thèmes, parmi lesquels certains sont propres à éclairer leur vocation, comme la pauvreté, la vie cachée de Jésus à Nazareth, l'humilité, l'amour de Dieu, la sensibilité à la Croix et la rédemption par la Croix.
La première partie des actes aborde de ces thèmes parmi les plus marquants et la seconde les influences exercées par les chartreux sur leurs contemporains, tels Ignace de Loyola, lecteur assidu de la Vita Christi de Ludolphe le chartreux, et Catherine de Sienne qui entreprit une correspondance avec les chartreux des environs de Sienne sur la dévotion au Sang du Christ. En marge des lectures cartusiennes, le dernier chapitre évoque la sensibilité flamboyante de Margery Kempe dont le Livre fut hautement apprécié des chartreux de Mount Grace.
Ont participé à cet ouvrage : Dominique Ancelet-Netter ; Gilles Berceville, op ; Monique Caravel ; Philippe Lécrivain, sj ; Anita Higgie + ; Nathalie Nabert ; Pascal Pradié, osb ; Sylvie Robert, aux ; Audrey Sulpice-Pérard ; René Tixier.
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"Dans la première moitié du xviie siècle, un véritable engouement apparaît pour la vie contemplative et solitaire, en dehors des ordres constitués. Cet engouement touche des femmes du siècle, d'anciens militaires, des laïcs, avocats, chevaliers, seigneurs de province, clercs qui tout en souhaitant mener une vie intérieure plus dense et plus contemplative, ne s'engagent pas dans les ordres monastiques. Ils se retirent du monde, totalement ou partiellement, dans des lieux isolés, parfois éloignés des villes et s'engagent au silence, à la prière et à la conversion de leurs moeurs. Ils rejoignent les solitaires de Port-Royal, comme Pierre-Thomas du Fossé, ou fondent, pour certains, des résidences, comme ce fut le cas de Jean de Bernières-Louvigny, Trésorier du roi de France, membre laïc du Tiers-Ordre franciscain et qui fonda, à la fin de sa vie, l'ermitage de Caen.
Cet univers de l'entre-deux, du monde au désert, se constitue de façon pérenne dans un contexte encore marqué par le souvenir de la Ligue et bientôt confronté à la Fronde.
Il s'élabore dans une période où le sentiment religieux s'individualise et s'approprie la mystique Rhéno-flamande et la Devotio moderna dont la chartreuse de Paris - qui fut une des grandes inspiratrices du désir de retrait du monde - favorisera la diffusion en français. Ces nouveaux convertis s'attachent donc à la contemplation mais aussi à la doctrine de la pauvreté volontaire, dans la mouvance franciscaine, comme Gaston de Renty qui se retirera de la vie militaire, en Normandie, pour se consacrer aux pauvres. Tous sont attirés par la doctrine de l'abandon véhiculée par les écrits de Benoît de Canfield, de Surin et plus tard de Madame Guyon, ce qui vaudra à certains d'entre eux la méfiance de l'autorité ecclésiale, voire la condamnation pour quiétisme. Il s'agit avant tout de fortes personnalités qui iront jusqu'au bout de leur projet, parfois en marge des institutions, comme Jean de Labadie.
L'aspiration à la solitude, à travers ses modèles institutionnels, leur dépassement et sa réinvention permanente pose ainsi la question de la liberté de l'homme face aux enjeux de sa foi et de son engagement sociétal dans un XVII e siècle commençant, marqué, comme le soulignait Henri Bremond, par l'invasion mystique. Et au-delà des cas de figure étudiés au cours de la première journée, c'est toute une tradition esthétique du retrait du monde qui se laisse percevoir et qui perdurera dans les milieux laïcs où progressivement retraite et contemplation de la nature se rejoignent laissant un patrimoine architectural et pictural riche qui évoqué dans la troisième partie de ce livre.
Conseil scientique : Nathalie Nabert, Institut Catholique de Paris, CRESC, Pascal Pradié (osb), CRESC, attaché de recherches au CNRS, CRAHAM, Jean-Robert Armogathe, École Pratique des Hautes Études, président de la Société d'étude du XVII e , Gérard Ferreyrolles Paris IV-Sorbonne, Philippe Luez, Conservateur général du patrimoine, Directeur du musée national de Port-Royal des Champs."
Dans les Coutumes de Chartreuse, compilées par Guigues Ier entre 1121 et 1128, on peut lire, au chapitre de la profession du novice, une formule de serment qui porte la mention de la construction des ermitages en l'honneur de « Dieu et de la Bienheureuse Marie toujours vierge et de saint Jean-Baptiste ». Ces deux références sont explicites sur la double invocation protectrice par les chartreux à la Mère de Dieu et au Précurseur. Tôt dans l'histoire de l'ordre, Marie est donc présentée comme le modèle de la vie contemplative auquel doivent se conformer les solitaires. De là vient l'usage, à partir du XIIe siècle, de donner le nom de Marie aux fondations et de doubler l'office canonial de celui de la vierge, l'office de Beata, récité en cellule.
Au XVIe siècle, c'est au tour de Jean-Juste Lansperge de marquer du sceau de Marie l'architecture cartusienne en donnant le nom d'Ave Maria à la première pièce de l'ermitage à cause de l'usage d'y réciter cette prière avant de pénétrer dans le cubiculum. Ainsi, Marie, à travers les multiples visages que l'histoire de l'Église lui affecte, devient-elle en chartreuse le paradigme d'une réflexion et d'une dévotion intense, héritière, certes, d'une tradition née avec la prédication de saint Bernard, mais sans cesse relue et renouvelée par les écrits cartusiens et la pratique de la prière et de la liturgie.